Photo de John Perry pratiquant la corde Ă sauter au milieu en compagnie des algues, pendant que le travail prend du retard
Traduit de lâanglais depuis https://www.structuredprocrastination.com/
Cela fait des mois que je voulais écrire cet essai.
Pourquoi est-ce aujourd'hui que je réussis à le faire ?
Parce que j'ai fini par trouver du temps libre ?
Absolument pas
Je dois corriger des copies d'étudiants, commander des manuels, recommander une proposition de recherche à la National Science Foundation, relire des brouillons de dissertation.
J'écris cet essai pour éviter de devoir faire tout cela
Tel est l'essence d'une pratique que j'appelle la procrastination structurée.
La procrastination structurĂ©e est une stratĂ©gie modeste et gĂ©niale que j'ai dĂ©couverte ; elle permet de transformer des procrastinateurs en des ĂȘtre humains efficaces, respectĂ©s et admirĂ©s pour leur gestion du temps et leur productivitĂ©.
Les procrastinateurs remettent à plus tard ce qu'ils devraient faire. La procrastination structurée est une prise de judo qui permet de faire fonctionner ce trait de caractÚre à votre avantage.
L'idée essentielle est que procrastiner ne veut absolument pas dire ne rien faire.
Il est rare que les procrastinateurs ne fassent vraiment rien. En rĂ©alitĂ© ils font des choses marginalement utiles telles que s'occuper du jardin, tailler leurs crayons, dessiner un diagramme dĂ©crivant comment ils vont rĂ©organiser leurs fichiers, le jour oĂč ils en auront le temps.
Pourquoi les procrastinateurs sont-ils aussi actifs ?
Parce que cela leur permet d'éviter d'avoir à faire quelque-chose de plus important
Si la tùche la plus importante à un moment donné était de s'occuper du jardin et de tailler leurs crayons, aucune force au monde ne serait assez puissante pour les forcer à les accomplir.
La contrepartie de cela c'est qu'un procrastinateur mĂȘme endurci est capable d'effectuer des tĂąches difficiles et importantes dans des dĂ©lais serrĂ©s Ă condition qu'il se place dans les bonnes conditions.
C'est à dire si accomplir ces tùches l'aide à éviter de faire quelque-chose d'encore plus important.
Les tĂąches-repoussoir
La stratĂ©gie consiste Ă structurer sa liste des tĂąches Ă faire en exploitant cette faille. Les tĂąches Ă rĂ©aliser sont Ă rĂ©aliser par importance et urgence. Les tĂąches les plus importantes et urgentes se retrouvent en haut de la liste. Elles serviront de repoussoir utile pour nous permettre d'accomplir les tĂąches situĂ©es certes un peu plus bas, mais qui n'en sont pas moins utiles. Le procrastinateur peut ainsi devenir un citoyen honnĂȘte, et mĂȘme acquĂ©rir, comme cela m'est arrivĂ©, la rĂ©putation d'ĂȘtre productif.
Un exemple parfait : ma femme et moi Ă©tions chargĂ©s de recherche Ă Soto House, une rĂ©sidence universitaire de Standford. Le soir, fuyant les Ă©valuations d'articles scientifiques, les cours Ă prĂ©parer et autres travaux de comitĂ©, j'allais prĂšs du dortoir jouer au ping pong avec les Ă©tudiants, leur parler de choses ou d'autres dans leurs chambres. Ou simplement m'asseoir et lire le journal. J'acquis ainsi une rĂ©putation d'ĂȘtre un chargĂ© de recherche Ă©patant, et l'un des rares profs Ă passer du temps avec les Ă©tudiants, et Ă faire l'effort d'apprendre Ă les connaitre. Le plan parfait : jouer au ping pong pour Ă©viter des tĂąches plus hardues et acquĂ©rir une rĂ©putation Ă la Mr. Chips!
Les procrastinateurs prennent souvent la mauvaise voie. Ils essayent de minimiser le nombre de leurs engagements, imaginant que si ils n'avaient qu'un petit nombre de choses Ă faire, ils arrĂȘteraient de procrastiner et se mettraient au travail.
Rien n'est plus faux. En faisant cela, ils nient au contraire la nature mĂȘme de la procrastination, et dĂ©truisent leur source principale de motivation. Ces quelques tĂąches sur leur liste presque vide, ce sont justement par dĂ©finition les tĂąches les plus importantes Ă effectuer. Et il n'y a alors plus d'autre maniĂšre de les Ă©viter que de ne rien faire du tout.
L'impasse.
Si vous me suivez jusqu'ici, vous vous demandez probablement :
Que faire des tĂąches les les plus importantes en haut de la liste, celles qu'on ne fait jamais ?
Reconnaissons-le, c'est là un sérieux problÚme potentiel.
L'astuce est de bien choisir ce qu'on met en haut de la liste
Les tùches idéales à mettre en haut de liste ont deux caractéristiques :
elles ont apparemment des deadlines précises (mais en réalité non)
elles semblent terriblement importantes (mais il n'en est rien)
Par chance, la vie nous procure ce type de tĂąches idĂ©ales en abondance. Je dirais mĂȘme que dans les universitĂ©, la vaste majoritĂ© des tĂąches rentrent dans cette catĂ©gorie ; et je suis sĂ»r qu'il en est de mĂȘme pour la plupart des gens.
Ă titre d'exemple, l'item tout en haut de ma liste en ce moment est de terminer un essai sur la philosophie des langues. Sa deadline supposĂ©e Ă©tait il y a 11 mois. J'ai Ă©tĂ© tellement productif pendant tout ce temps passĂ© Ă travailler sur autre chose ! HĂ©las les bonnes choses ont une fin, et il y a deux mois, rongĂ© par la culpabilitĂ©, j'Ă©crivais une lettre Ă mon Ă©diteur pour m'excuser du retard, l'assurer de mes bonnes intentions, Ă commencer par celle de m'y mettre. Initialement l'idĂ©e Ă©tait d'Ă©crire cette lettre plutĂŽt que l'essai lui mĂȘme. L'Ă©diteur me rassura. En rĂ©alitĂ©, je n'Ă©tais pas spĂ©cialement plus en retard que les autres.
Et quelle importance réelle cet essai au final ? Pas important au point que ne finisse par arriver une tùche qui semble encore plus importante.
Et ce jour lĂ je travaillerais sur mon essai.
Un autre exemple est les tĂąches administratives. J'Ă©cris cet essai au mois de juin, et d'ici octobre je vais assurer un cours d'Ă©pistomologie. Les bons de commandes des livres pour les Ă©tudiants auraient dĂ©jĂ du ĂȘtre envoyĂ©s. Il est facile de s'imaginer que c'est une tĂąche importante avec une deadline serrĂ©e (c'est Ă dire plus d'une semaine ou deux aprĂšs la deadline, je prĂ©cise au cas oĂč des non-procrastinateurs me liraient). Je reçois tous les jours des notifications du secrĂ©tariat du dĂ©partement, et le bon de commande est en plein au milieu de mon bureau. Cette tĂąche est en haut de ma liste ; elle me gĂȘne, et me motive Ă rĂ©aliser d'autres tĂąches utiles, mais en apparence moins importantes. En rĂ©alitĂ©, les librairies sont dĂ©jĂ Ă capacitĂ© maximale, avec les commandes rĂ©alisĂ©es par les non-procrastinateurs. Je pourrais passer ma commande, disons le 1er aout, et ça sera OK. Je m'assurerai de choisir des livres populaires et de les commander Ă des Ă©diteurs efficaces. D'ici lĂ on m'aura bien sollicitĂ© pour d'autres engagements apparemment plus importants, et ma psychĂ© se sentira comfortable Ă remplir des bons de commandes.
De l'auto-aveuglement
Le lecteur astucieux aura sans doute remarquĂ© qu'un certain degrĂ© d'auto-aveuglement est nĂ©cessaire pour faire marcher le systĂšme de procrastination structurĂ©e. On semble en permanence construire un schĂ©ma pyramidal autour de soi-mĂȘme.
Et bien c'est exactement cela. Il s'agit d'ĂȘtre capable de reconnaitre et d'accepter des tĂąches avec des deadlines irrĂ©alistes et une importance surestimĂ©e, et en mĂȘme temps, parvenir Ă ressentir qu'elles sont importantes et urgentes.
Cette contradiction apparente n'est en rien un problÚme : tous les procrastinateurs dignes de ce nom ont d'excellentes capacité d'auto-aveuglement