Mon expérience sociale comparée de la dépression et du deuil
Extension du domaine de l'empathie
"Je n'arrive pas à comprendre ce que c'est la que dépression, encore moins à m'imaginer ce que c'est que de vivre une crise de dépression"
Une phrase que j'entends souvent quand je parle de mes 15 ans d'expérience avec la dépression. Une phrase bien compréhensible. Avec quoi comparer cette expérience ?
Et bien j’ai trouvé une piste dans cette section curieuse du diagnostic officiel de la dépression (DSV-IV)
En clair, il est demandé aux médecins de vérifier que la personne qui soufre des symptômes de la dépression n'est pas plutôt en train de traverser une période de deuil.
Il faut qu'on en parle, mais d'abord on va reprendre les bases.
C'est quoi les symptômes de la dépression ?
Nous avons tous des bons et des mauvais jours avec leurs symptômes désagréables, mais ne comparons pas une vague sur la côte d'azur avec un tsunami. La dépression est un dysfonctionnement systémique où les symptômes sont nettement plus nombreux, intenses, et durables
Si vous avez un proche qui ne se sent vraiment pas bien depuis un moment, vous pouvez vous asseoir avec lui, lire les critères officiels, et regarder avec lui lesquels le concernent ou pas.
La définition officielle: Critères DSV-IV d'épisode dépressif majeur
Le débrief de l’atelier galita :
La dépression a les mêmes symptômes que le deuil
Revenons à notre interrogation initiale : "Je n'arrive pas à m'imaginer ce que c'est que de vivre une crise de dépression"
Pour se raccrocher à une expérience plus familière, on peut observer le quotidien d'une personne qui a perdu un proche.
Et il est facile de voir un scénario dans lequel elle a absolument tous les symptômes de la dépression.
Elle est d'une humeur dépressive et pleure souvent (critère 1) ;
Elle sort beaucoup moins qu'avant faire les activités qui lui faisaient plaisir, et quand elle s'y essaye, éprouve moins de plaisir (critère 2)
Elle peut commencer à s'alimenter mal ou trop ou trop peu (critère 3)
Elle peut ne plus en dormir la nuit parce qu'elle rumine des pensées sombres, ou au contraire rester au lit une grande partie de la journée, parce que à quoi bon ? (critère 4)
Elle semble fonctionner au ralenti (critère 5)
Elle se sent fatiguée en permanence (critère 6)
Elle peut se sentir coupable de n'avoir pas dit ou fait quand il était encore temps ce qu'elle aurait du avant qu'il ne soit trop tard (critère 7)
Elle est dans la confusion, déconcentrée en permanence et ne parvient plus à prendre des décisions (critère 8)
Quelque-chose s'est brisé chez elle, la vie n'a plus de sens et il est possible qu'elle pense à mettre fin à ses jours (critère 9).
Et cette expérience douloureuse ne va pas disparaitre du jour au lendemain (Critère de durabilité) et n'a aucune solution magique (sentiment d’impuissance).
Cette similarité entre les symptômes du deuil et de la dépression est étonnante. Les causes du deuil et le travail à faire, et ses perspectives sont bien différents. Personne n'est mort en cas de dépression, et, si on évite le suicide, cela restera ainsi. Mais la similarité peut aider à comprendre de quoi en parle.
La dépression c'est en quelque sorte comme si on portait le deuil de soi même. De la personne qu'on a cru être, de ses relations sociales, de sa santé, de ses projets, de ses espoirs, de son avenir.
Se connecter avec une expérience personnelle et émotionnelle
Un épisode de dépression est une expérience très émotionnelle et très personnelle.
Si les critères plus haut permettent de faire un diagnostic, et le cas échéant d'aller voir un médecin généraliste ou directement un psychiatre, ils sont bien inefficaces pour se faire une idée de ce que cela veut vraiment dire de vivre une dépression.
"Qu'est-ce qui t'arrive ?"
Pendant des mois et des mois j'ai été incapable de répondre à cette question toute simple pour moi-même.
Pendant des années et des années ensuite, j'ai été incapable de traduire cela en un message qui puisse être compris par d'autres.
Et puis un jour j'ai vu le TED talk Andrew Solomon: Depression, the secret we share | TED Talk
Et ce fut un choc. Pour la première fois, je pouvais pointer du doigt une ressource, et dire : "Regarde, voilà, c'est ça."
Le titre à lui tout seul pointe du doigt un point crucial. Chaque personne qui traverse une crise de dépression le vit comme un secret honteux rarement nommé, encore moins abordé autrement que superficiellement. Et se sent seulε au monde.
... et pourtant c'est une période de vie qui fait partie très fréquemment de l'expérience humaine. Une personne sur 5 a vécu ou va vivre au cours de sa vie au moins un épisode de dépression ou de burn out (c'est la même chose). Et les 4 sur 5 restants ont forcément un proche à qui cela va arriver. On estime qu’à chaque instant, on a 4% de la population qui est en dépression. C’est à peu près la proposition de roux, et des roux on en croise souvent.
Si on levait le secret honteux, on se sentirait moins seul, et cela serait déjà un grand soulagement. Andrew Salomon cite le cas particulièrement poignant d'un mari qui vient le voir en disant qu'il pensait être dépressif "mais ne dites rien à ma femme, cela va l'inquiéter".
Et la femme en question qui vient lui dire ensuite qu'elle aussi se reconnait dans les symptômes, "mais ne dites rien à mon mari, il va mal en ce moment".
Pour sortir de secret partagé et qui nous empoisonne, il faudrait pour cela profiter du support de ses proches, amis, collègues, et de la société toute entière. N'est-ce pas trop demander ?
Je suis dans la position singulière de pouvoir témoigner là-dessus.
Mon père est mort le 16 juillet 2024
Je n'ai aucune intention de comparer la douleur de cette perte à celle de la dépression. Je ne saurais même parler de cette douleur. Le jour de l'enterrement, je n'avais pas les mots, et j'ai fait ce que je fais d'habitude dans ces cas là, exprimer ces sentiments trop lourds sous forme de musique, cette fois ci en interprétant un Ave Maria à la Andrea Bocelli.
Ce que je suis heureux de décrire en revanche, ce sont les multiples formes de soutien social qui m'ont permis de digérer et surmonter cette douleur.
Au lieu d'être seul et isolé, j'étais entouré de ma mère, mes frères et soeurs, mes cousins, amis, connaissances.
Au lieu que la douleur soit niée, il y avait un rite funéraire qui la validait devant tous.
Au lieu de devoir me débrouiller en plein choc, il y avait des structures en place dans lesquelles je pouvais me contenter de me laisser guider.
Au lieu d'être incompris de tous, j'ai vu des inconnus instinctivement me faire part de leur compassion et de leur soutien.
Au lieu d'avoir à affronter d'indigestes démarches administratives, ma famille et moi avons eu l'État qui, en la personne du notaire, nous a mis à disposition un guichet unique compétent et accessible qui a pensé le processus pour nous en amont et nous décharge de tant de démarches ingrates.
Au lieu de devoir se cacher au travail, nous avions officiellement et automatiquement droit à 3 jours de congés.
Au lieu que les autres soient englués dans la gêne de ne pas savoir comment réagir, j'ai vu tout le monde voir une intuition très juste de comment réagir.
Des intuitions tellement justes
"Jean-Michel, je n'arrive même pas imaginer ce que c'est que de perdre son père. Je voulais juste te dire que je suis avec toi"
Une compréhension intuitive que la douleur est grande, que l'autre est sous le choc, et que ce n'est pas le temps de chercher des "solutions", qu'il faut laisser du temps au temps.
"Je voulais juste te dire que je suis avec toi".
Une compréhension intuitive que le réel besoin est de créer un espace dans lequel on peut digérer le choc, et faire l'offre de sa présence. Que les "solutions" sont pour l'instant superflues.
"Si tu as besoin de parler, ma porte est ouverte"
Une compréhension intuitive que si là tout de suite, on est à peine capable de parler, nous aurons un jour ou l'autre besoin de renouer le contact social. Et au lieu de penser que c'est implicite, l'affirmer explicitement et éviter la gêne à l'autre quand le temps sera venu.
"Et toi, comment tu le prends ?"
Une compréhension intuitive que nous réagissons tous de manière différente et qu'il est contre-productive de vouloir plaquer son expérience sur celle des autres.
"Je ne sais pas quoi dire, viens je te prends dans mes bras"
Et c'est bien aussi de ne faire que cela si c'est le mieux qu'on peut faire ! L'intention compte. Énormément.
Dans l'accompagnement de la mort, l'humanité est pleinement humaine
On évite d'ordinaire de penser à la mort, et quand elle survient, on est trop sous le choc pour y penser.
Moi qui vient de sortir d'une période de deuil, je peux témoigner que le soutien social face à l'expérience de la mort est un chef d'oeuvre de l'humanité. Les anglais ont une expression: "Death by a thousand cuts". Ici, c'est le contraire qui s'auto-organise. La sortie de la deuil est accompagnée par un millier d'actes de compassions. Chaque acte peut sembler dérisoire, mais la somme fait une différence considérable.
Et avec mon expérience de crise de dépressions depuis 2009, je suis saisi de vertige par le contraste.
Ces réflexes sociaux seraient tellement utiles pour traverser le choc de la dépression
Je me rappelle d'un matin de printemps à Berlin où j'étais las de porter le masque de la dépression, qu'une voisine perspicace l'avait remarqué et avait osé me demander si quelque-chose clochait. Quand j'avais avoué les larmes aux yeux que je traversais une crise de dépression, elle avait eu ce même réflexe de me serrer dans ses bras, et cela m'avait fait un bien fou.
De manière générale, toutes les attitudes que j'ai cité plus haut seraient un progrès considérable. Et ces attitudes, les gens en sont capables, et les pratiquent !
Quand je repense à l'isolement que j'ai subi dans mes crises, ce constat est dans un premier temps cruel. Je ne veux cependant pas que quiconque se sente coupable.
La mort est la seule expérience universelle et certaine. La dépression touche énormément de monde, on l’a vu, mais c'est rarement su parce que les malades sont invibilisés.
La mort intervient de manière spectaculaire et facile à comprendre, alors que la dépression reste mystérieuse même pour les chercheurs.
Des philosophies et des religions entières se sont construites pour affronter la mort. Alors que comme l'a relevé Michel Foucault dans son histoire de la folie à l'âge classique, la psychologie moderne a été fondée pour invisibiliser les fous qui auparavant été intégrés à la société.
Au final l'espoir l'emporte.
Les humains savent déjà comment réagir pour supporter quelqu'un qui traverse une crise grave.
Ce qu'il manque est loin d'être facile, mais c'est très simple.
L'extension du domaine de l'empathie
Merci de m’avoir lu. Si vous avez trouvé cet article utile, envoyez-le à un ami qui en a besoin. Je ne partage pas sur les réseaux sociaux mais vous pouvez le faire.
Merci pour cet article qui m'a mis les larmes aux yeux 💜