20% d'entre vous vont souffrir d'une crise de dépression un jour ou l'autre dans leur vie. Et croyez-moi, vous n'êtes pas prêts.
L'expérience des uns, parait-il, est comme un cure-dents : après vous personne ne s'en sert, surtout quand cela concerne un sujet dont on ne parle pas en bonne société. Et bien non !
Dans l'espoir qu'elle soit utile à quelqu'un, je vais décrire au grand jour mon expérience toute récente de crise dépressive.
La dépression est une crise systémique qui nécessite une réponse systémique, aussi mon manuel anti-dépression comportera au moins trois volets :
ce que moi malade je peux faire pendant la crise (cet article)
ce que les proches peuvent faire - et souvent éviter de faire
ce que la société peut faire - et je parle aussi bien de la société (entreprise) que de la Société (où nous vivons tous)
Je viens de triompher contre ma meilleure ennemie.
Je peux vous montrer le moment précis où j'ai su que j'avais remporté la Victoire :
Mais commençons par le commencement.
Ma dépression a connu 5 phases bien distinctes.
Phase 1 : Limiter la casse
Dans ma guerre totale contre la dépression, c'est toujours elle qui gagne les premières batailles.
La dépression est une ennemie redoutable, une stratège implacable. Elle sait exactement où porter l'assaut. Elle a l'équivalent du plan Schlieffen de la première guerre mondiale, de vastes manœuvres d'encerclement rapide à travers la Belgique et le Nord rendant toute logistique une gageure.
Ce qui rend la dépression si puissante, c'est qu'elle s'attaque en même temps à tous les leviers qui me permettent d'agir
elle s'attaque au sommeil - j'alterne les nuits agitées, les nuits courtes et les nuits blanches
elle s'attaque à l'estime de soi - elle parvient en gros à me faire croire que je suis une sous-merde qui a tout raté dans sa vie, ou bien alors c'était un coup de chance. Comment agir quand on ne se croit plus capable de rien ?
elle me plonge dans la confusion - rien n'est clair, je semble avoir tout oublié des leçons de la crise précédente
elle accapare mon attention - tempête sous mon crâne agité par des ruminations, ces pensées négatives qui tournent en boucle et à vide
elle s'attaque à la capacité de planifier - le temps est immobile, mon horizon de temps se raccourcit à une seule journée
elle m'enferme dans une spirale de stress - au fur et à mesure des jours, la masse des trucs que j'aurais du faire mais n'ai pas pu faire grandit, grandit, grandit.
elle me dit de m'isoler des autres en jouant sur le levier de la honte. Et de toute façon, les pensées négatives tournent à vide dans mon crâne, ne laissant aucune place pour ceux que j'aime.
l'Espoir, vaincu, pleure... et l'Angoisse, atroce, despotique, sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
Il y a des jours où cela va un peu mieux, j'ai trouvé une tâche familière à faire au taf qui fait office de madeleine de Proust. Être dans l'action m'apaise, et la tentation du déni est alors grande. Si j'arrive à prendre les journées une par une, et qu'elles sont semblables à celle-ci, alors, peut-être, le pire pourrait être évité.
J'ai quand même un peu de bouteille et par un effort de volonté considérable, je parviens à prioritiser ma santé sur les autres considérations.
Je prends une semaine de vacances du jour au lendemain. Oui ça fera jaser, mais le risque est bien moindre que celui de s'enfoncer encore plus profond.
Je suis comme beaucoup de dépressif au travail confronté à une double impossibilité contradictoire :
il est impossible de parler dépression en bonne société
il est impossible de faire semblant que tout va bien au taf
La recette de mon calvaire : le handicap est à la fois massif, invisible, et tabou (on en est à inventer des synonymes tels que burn-out pour échapper au stigmate).
Moi dans cette situation je me rappelle ce que j'avais prêché sur ce blog et dans une présentation devant un meetup tech :
Il est absurde et fou que le malade ait honte d'être malade
et qu'il se sente seul au monde
alors que ses proches l'aiment toujours
alors que sa maladie est ultra fréquente.
Je décide de suivre mes propres conseils et prends le parti radical de faire la transparence totale sur le fait que je suis en train de rentrer dans une crise de dépression.
Dieu que c'est difficile !
Je prends la collègue la plus sympa et ouverte, et je m'ouvre à elle. J'ai mes articles de blog et ma présentation meetup en tête et je les paraphrase tant bien que mal devant elle.
Puis une autre. Puis un autre.
Au bord des larmes, je parviens à rétablir le lien social en racontant mes p'tites misères. Je me fais même des potes. Avoir des galères en commun, le croiriez-vous ? Ça crée des liens.
Dieu que ce fut difficile, mais je suis fier de cet acte de courage en pleine déroute. Cela n'a pas empêché la crise, je finis par être un mois en arrêt maladie, mais je suis persuadé que cela a permis de limiter la casse.
La course à la mer s'est terminée sans KO, commence maintenant le temps lugubre des tranchées.
Phase 2 - Survivre
Le temps des tranchées c'est celui d'un temps immobile, désespérant, où rien ne se passe. J'apprends à souffrir, espérant on ne sait quel rayon inconnu, quand viendrait du réveil de ce cauchemar la lumière subite.
Première étape, rendez-vous chez le psychiatre. Les médicaments antidépresseurs et thymo-régulateurs sont l'objet d'un excès de louanges et d'indignités. Je n'en ai cure.
Je sais bien moi, qu'ils sont comme un gilet de sauvetage que vous enfilez après le crash de mon avion en pleine mer. Il m'empêche de couler, ce qui est à la fois pas négligeable, et pas suffisant pour regagner la terre ferme.
Par chance cette fois le psychiatre a un levier clair d'action : recommencer un traitement par le lithium qui avait bien fonctionné par le passé et qui ne met pas trop longtemps à faire effet.
Pendant cette phase, vous devez m'imaginer comme un smartphone qui a 5% de batterie pour terminer la journée. 8% les bons jours, 3% quand c'est la merde.
C'est pourquoi je suis fatigué, si fatigué, des conseils en veux tu, en voilà, t'as qu'à faire du sport, tu devrais faire truc, tu devrais essayer machin.
Mec, c'est pas que t'as tort dans l'absolu. Mais premièrement je ne suis pas la moitié d'un imbécile et j'ai eu beaucoup plus de temps que toi pour penser à cela. Ce que tu prends pour la cause de ma maladie, c'est le symptôme de ma maladie. Je n'y arrive pas. Deuxièmement tu oublies que j'ai 5% de batterie pour finir ma journée.
C'est mon Charybde et Scylla, je dois me bouger un peu parce que l'inaction totale c'est la dépression qui empire, mais d'un autre coté ma marge de manœuvre est on ne peut plus étroite, et souvent consommée par ces cinq actions basiques
arriver à dormir tant bien que mal, et également de dormir trop - ou de manière plus réaliste, gérer les pics de fatigue après une mauvaise nuit. La cohérence cardiaque m'aide beaucoup ici.
respecter une hygiène de base - cela m'est arrivé plusieurs fois de me lever à 06h30 et de ne réussire à prendre ma douche qu'à 13h00
manger pas trop horrible - mais faire les courses est une corvée terrible, heureusement je trouve des choses simplissimes comme des salades composées, et des soupes toutes faites
bouger un minimum - un petit tour à pied, un tour à peine plus grand en vélo, un peu de ping pong
avoir au moins une interaction sociale dans la journée
Au passage, je ne suis pas fan en général de la convention sociale du "ça va ? ça va", mais dans cette situation particulière c'est une vraie douleur. Dans l'état de confusion et de douleur où je suis, il n'y a rien d'honnête que je puisse énoncer clairement et rapidement, et que vous puissiez entendre. Dois-je faire du trauma dump ? Me mentir à moi même en acceptant les messages faussement positifs ? Mentir aux autres ?
L'ego en prend un coup dans cette phase : réunir tant d'efforts pour parvenir à faire si peu ! C'est comme si j'avais un sac invisible de 30 kilos sur le dos.
Et pourtant quelques semaines plus tard, c'est le déclic
Phase 3 - Remonter la pente
La dépression c'est l'impuissance apprise, alors se sentir capable de faire quelques choses simples, ce n'est pas le début de la fin, mais c'est la fin du début.
Pour moi ça a été de réussir à faire de la paperasse dont avait besoin une proche, et sur laquelle je procrastinais faute de mieux depuis un mois. Réussir cela avec ma phobie administrative ordinaire empirée par la crise ? Il se passait quelque-chose.
La même journée, j'étais au parc de Choisy à tenter de jouer au ping pong avec des potes, et pour la première fois j'arriverais à nouveau, à la fois à jouer, à être dans le moment, présent pour mes potes. "Regarde la balle de ping", me répétait Joseph, "concentre toi là-dessus, ça un côté hypnotique". Et ce jour là cela marchait.
Le lendemain je retournais au café du village, mon lieu préféré à Paris mais où je n'étais qu'un fantôme depuis des semaines
salut Juancho, ça va?
non, c'est la vraie merde, je suis en crise de dépression.... par contre je suis content de te voir toi
ah ... ok ?
me pose pas de question là dessus steuplait, raconte moi ta life, ou parle moi comme si les choses étaient normales bien qu'elles ne le soient pas.
Et ça a marché avec une personne. Puis une autre. Puis une autre.
Ces brêches en rafale dans les lignes ennemies, c'est l'équivalent de l'offensive des cent jours en 1918. Bientôt l'ennemie allait devoir demander un armistice du 11 novrembre, puis devoir s'inventer une légende du coup de poignard dans le dos pour faire croire qu'elle n'avait pas été pleinement défaite.
Phase 4 - Revivre enfin
Sortir de la crise, ce n'est pas encore aller bien, loin de là. Je n'avais pas l'intention de passer, tel Clémenceau, du père de la Victoire, au perd-la-victoire.
Pour se sortir du marasme de la première guerre mondiale, les années 20 avaient été les années folles, en anglais « the Roaring Twenties ».
Je comprends que moi aussi je dois mobiliser dans cette guerre totale toutes les facettes de mon être.
Aujourd'hui je tacle la dépression par la plume ; au début de cette phase, il était encore trop tôt pour l'écriture, mais comme dans les années 20, je mise massivement sur la musique et la danse. La musique, c'est ma déesse protectrice depuis que je suis petit, c'est ainsi que je parle à mon âme en secret sa douce langue natale. Alors quand je vais enfin mieux, je sors furieusement toutes mes partitions de piano et joue pendant des heures et des heures. Une insomnie de plus ? Je n'en ai cure, à 5h00 du matin, je quitte mes pénates direction la gare de Lyon qui a un piano public. J'y fais un concert sans prétention et improvisé jusqu'à 07h30.
Une belle âme qui écoute ce jour là va m'acheter et m'offrir un café. Ce n'était rien qu'un peu de miel / Mais il m'avait chauffé le corps / Et dans mon âme, il brûle encore / À la manière d'un grand soleil.
Je me plonge aussi corps et âme dans les soirées danses de couple, salsa, rock, bal folk, bachata, ... Je décide de sortir tous les soirs. Ou presque, j'ai du faire 15 soirées danse en une vingtaine de jours, y compris au Danemark !
La danse, c'est tellement l'antithèse et l'antidote radical à la dépression, on y trouve tous les meilleurs ingrédients contre la dépression :
La musique d'abord, qui est en la fondation, nos corps devenant un instrument de plus dans l'orchestre
La socialisation qui rompt l'isolement
L'activité physique source de vitalité
Le plaisir partagé qui fait rejaillir l'envie
L'expression artistique qui met du baume sur les plaies
Grâce à la musique et à la danse, je me sens revivre à vue d'oeil.
Un petit miracle.
Il y a de bonnes raisons à ce miracle. Le biologiste évolutionniste George C. Williams et le psychiatre Randolph M. Nesse défendent la théorie que la plupart des maladies chroniques et des troubles mentaux sont fondamentalement les conséquences du fossé entre le milieu dans lequel nous vivons aujourd'hui, et celui dans lequel notre biologie a évolué. D'un côté, notre monde contemporain sédentaire, rationnel, technologique, étatiste, capitaliste. De l'autre côté, le chasseur-cueuilleur qui est toujours en nous, qui a été conçu pour une vie nomade, sans état, en tribus. Nous sommes restés un grand singe, et c'est lui qui souffre pendant la dépression, il nous crie que ses besoins ont été trop longtemps négligés. Et bien quoi de mieux que de renouer avec ces activités pré-modernes que sont la musique et la danse ?
Je ne suis pas seulement sorti de crise, je vais bien, mon niveau de bonheur remonte, grimpe, s'envole.
Je vis une euphorie créatrice, tout ce qui avait été réprimé pendant un mois remonte d'un coup. Moi aussi si j'étais un putain de génie comme Rachmaninov, j'écrirais mon concerto de piano pour décrire ce tourbillon émotionnel à nul autre pareil pour les hommes - les femmes peuvent avoir l'expérience de faire naître une autre vie, je pense que c'est ce qu'il y a de plus proche.
Un gros challenge est de canaliser tout cela, parce que après n'avoir rien pu faire pendant si longtemps, on voudrait pouvoir faire tout d'un coup. À nouveau Charybde et Scylla. Mais ma psychologue me rend un service immense : on se fixe ensemble un programme de 5 choses importantes à faire cette semaine et on procrastine sur tout le reste.
Phase 5 - Coming out
On parle d'ordinairement peu en public de ses crises d'hémorroïdes et de dépression.
Si je prends la parole en public et la rage au cœur, c'est parce que je suis convaincu que c'est une erreur tragique dans le cas de la dépression.
Il y a 30 ans l'épidémie du sida faisait des ravages sur deux dimensions simultanées
sur le plan biologique, le virus du VIH s'attaquait de manière terrifiante à notre système immunitaire et semblait échapper à toute contre mesure
sur le plan social, l'homophobie faisait des ravages. Et ce dès le départ, où l'administration Reagan évita de même mentionner l'épidémie tant que c'était les bonnes personnes qui en étaient victimes. Les bonnes infos circulaient beaucoup moins vite que les jugements sociaux et les mythes néfastes, on parlait de dégénérés, de punition divine, on prétendait que s'embrasser pouvait suffir à choper le virus, et surtout on voulait s'informer le moins possible.
J'ai bien l'impression qu'on revit la même histoire 30 ans plus tard sur les problématiques de santé mentale. En plus de la dimension biologique proprement dite, il y a toute une dimension sociale qui peut empirer les choses, ou largement l'atténuer.
La mauvaise nouvelle c'est que ça pue un peu pour les premiers concernés ; la bonne nouvelle c'est qu'on a vu qu'on pouvait améliorer les choses et on a le mode d'emploi pour le faire.
J'entends beaucoup parler de Nicolas Demorand en ce moment. Tu as vu, c'est fou ? Cette voix familière que j'apprécie, et qui vient se mettre à nu pour nous dire qu'il est un malade mental, qu'il souffre de bipolarité. Il a fait son coming out. Et ce faisant il a facilité la tâche des prochains. En témoignant à cœur ouvert et avec la rage au ventre, je compte bien prendre ma part à ce processus.
Je le fais parce qu'il ne devrait y avoir dans une société juste aucune honte à être malade.
On aura gagné le jour où on pourra dire qu'on a une fêlure à l'âme aussi facilement que quand on a une fêlure à l'os
Merci de m'avoir lu, écrire cet article fut aussi difficile qu'important.
Si vous voulez en savoir plus, voici mes autres articles sur la dépression
L'art de la dépression - Quelques images pour piger ce qu'est la dépression
Mon expérience sociale comparée de la dépression et du deuil -- L'analogie pour savoir comment réagir envers un proche dépressif
Faut-il cacher sa dépression pour trouver l'amour ? -- Ne pas renoncer à ce qui nous est cher pendant la dépression
Rachmaninov met en musique dans son Concerto n°2 l'ivresse de la sortie de la dépression
Écrire cet article a été cathartique pour moi, j’ai eu du mal, j’ai chialé et je me suis senti libéré.
Mais je ne l’ai pas écrit que pour moi, alors…
Merci infiniment pour cet article qui me parle beaucoup 🩷💜💙