Le français correct n'existe pas
Charlie: Je n'en peux plus de tous ces ignorants incapables d'écrire dans un français correct.
Alice: C'est quoi le français correct, on est sûr que ça existe ?
Charlie: Fichtre oui ! Quelle impudence !
Alice : Et bien, qu'est-ce qui distingue le français correct du reste ?
Charlie : On parle français correctement quand on respecte la grammaire et les règles établies. À quoi cela sert-il que l'Académie française se décarcasse pour protéger notre langue, si ses règles sont fautivement contournées ? Trop simplifier le français, c'est trahir sa complexité et son esprit. On évitera les anglicismes, qui sont une menace pour notre langue, et non pas une évolution naturelle. On prendra soin d'employer des termes précis et recherchés, c'est une marque de respect pour son interlocuteur. On évitera les emojis qui ne sont pas du français. Et bien entendu, mesdames et messieurs, pas d'écriture inclusive, car cela n'est pas du français, mais du militantisme.
Alice : Mais pourtant vous avez dit "mesdames et messieurs", ce qui est déjà une forme d'écriture inclusive. Donc je ne comprends toujours pas.
Charlie: Je vois que vous êtes une simple femme alors je vais simplifier : le français correct, c'est celui qu'on apprend dans les livres, pas dans les réseaux sociaux.
Alice : Frédéric Dard, c'est bien des livres non ? Voici ce qu'écrit l'auteur de San Antonio
Depuis le temps qu'on se pratique, on a fini par bien se connaître. L'univers san-antonien que causent les journaux, on se l'est enfin mis au point, et on a une façon bien à nous, maintenant, de se parler et de se comprendre.
Y a fallu du temps, because tous les tordus qui m'ont précédé s'étaient caillé la laitance avec la grammaire, le vocabulaire et tout le bigntz littéraire.
Entortillés, serrés nous étions tous. Pas moyen de broncher ! Ils nous tenaient à merci, les boy-scouts du beau langage, les archers du participe passé ! Y avait pas moyen de faire des gosses à la langue, car ils nous auraient embastillés tout de suite pour crime de lèse-littérature. Défense de déposer des néologismes dans la cour sous peine d'amende ! Ils avaient Voltaire à portée de la pogne pour nous l'assener ; Voltaire et les autres aussi : les perruques Grand Siècle, tous les pensionnés à Louis XIV vautrés sur leurs alexandrins, et puis encore les entortillés actuels, académies et anémiés de fond en comble.
Charlie : Quelle insolence ! Vous finirez jeannedarquée !
(s'en va en claquant la porte)
Merci de mec-spliquer
Bob : Ouh là, Il a pas apprécié le Charlie !
Alice : Merci 😊
Bob : Mais tout de même, il a donné certains arguments qui m'ont l'air recevables.
Alice : Il a raison sur les emojis. Les emojis ne viennent pas du français, ils sont un don de la culture japonaise au monde de l'internet. Ils viennent combler ce qu'il manque d'expressivité dans le texte seul.
Bob : Ok mais sur les anglicismes.
Alice : Son injonction de ne pas utiliser d'anglicismes, il la contredit juste derrière par son injonction de chercher des termes précis et recherchés. Si j'utilise le terme de mansplaining, c'est justement parce que aucun mot français présent dans le dictionnaire de l'académie ne viendrait le traduire sans le dénaturer.
Bob : On ne pourrait pas traduire mansplaining en français ?
Alice : Si on peut, mais pas quand on est réac et sexiste ! L'accumulation de néologismes n'est pas le problème mais le symptôme de ce que le français s'est fossilisé. Je serais totalement pour qu'on lance un effort pour combler ce retard, mais il faudrait pour cela moins de conservatisme académicien, et plus d'inventivité à la Frédéric Dard.
Bob: Est-ce possible
Alice: Oui, d'ailleurs je recommande
https://www.dictionnairedesfrancophones.org/
qui eux ont une super traduction !
Qui ne connait pas de langue étrangère ne comprend pas sa propre langue maternelle
Bob : Il y en a beaucoup des gens qui comme Charlie réagissent au quart de tour sur les questions linguistiques. Je me demande à quoi c'est dû.
Alice : Il y a un biais énorme de status-quo. Tu sais ce que disait Goethe.
Bob: "Er aber, sag's ihm, er kann mich im Arsche lecken!", mais j'imagine que tu ne parles pas de cela.
Alice: Goethe disait que celui qui ne pratique pas de langue étrangère ne comprend pas non plus sa propre langue.
Bob : C'est intrigant, j'avoue.
Alice : L'idée c'est qu'on pense à travers sa langue maternelle de la même manière qu'on voit à travers ses yeux. Les yeux, et la langue, paraissent alors transparent. Ce n'est qu'en se confrontant à une autre langue qu'on se rend compte, par contraste, qu'on portait des lunettes.
Bob : Tu as un exemple ?
Alice : J'en ai 80, et même 4-20. J'ai mis très longtemps à admettre ce que m'ont pourtant répété mes amiɛs qui apprenaient le français. Devoir dire 65 + 32 = 4-20-17 n'est pas juste une curiosité historique, cela perturbe vraiment l'apprentissage. Autant des étrangers adultes que des français à l'école primaire d'ailleurs.
Bob : Ah oui, à ce point ?
Alice: Essaye de lire 06 74 00 92 82 en anglais en utilisant la base 20.
Bob : zero six ; sixty-fourteen ; zero zero ; four-twenty-twelve ; four-twenty-two. Ah oui, ça pique en vrai !
Alice : une fois que tu commences à voir ta langue maternelle par les yeux d'un étranger, tu découvres des absurdités partout :
Pourquoi la capitale française se prononce "Pari" et pas Parisse ? Les étrangers prononcent Parisse et je les comprends.
Pourquoi écrire "apprendre" et pas "aprendre" ? Quel avantage cela a ? L'espagnol est-il une sous-langue parce que le verbe est "aprender" ?
Pourquoi écrire glyphosate ? Pourquoi pas juste glifozate comme en italien ? Si c'est une question d'éthymologie, on pourra toujours ouvrir un dictionnnaire.
Bob : Tu n'y penses pas, il y aurait des émeutes si on était autorisé à écrire glifozate !
Alice : En vrai oui, quand il y a eu la réforme de l'ortografe en 1991, pas mal de gens se sont scandalisés et ont crié au nivellement par le bas que l'on soit autorisé à écrire "oignon" en "onion"
Bob : oui, ils en on fait tout un pataquès. Aujourd'hui, ils font surtout des tartes à l'onion.
Alice : C'est en cela qu'il y a un biais du status quo. Quand une ortografe historique est chelou, on part du principe qu'il y a d'excellentes raisons derrières. Quand une innovation modeste et raisonnable est proposée, on part du principe que c'est le premiers pas vers l'abîme.
Bob : Tu ne crains pas que, comme le dise Charlie, trop simplifier le français c'est trahir sa complexité et son esprit ?
Alice : Mais non ! Et pour s'en convaincre, il suffit de penser à la musique. Toutes les musiques du monde sont basées sur les memes 12 notes de musiques. Les éléments de base sont incroyablement simples. Ce qui fait la richesse de la musique, c'est la possibilité de combiner et recombiner à l'infini ces éléments très simples. Victor Hugo et Saint-Exupéry auraient écrit les mêmes livres si "glyphosate" s'était écrit "glifozate". Les langues qui ont un une orthographe plus logique et plus proche de la langue orale, comme l'allemand, l'italien et l'espagnol ne sont pas des sous-langues.
La culture de la FOTE
Bob : Je vais me faire l'avocat du diable : quand même, une lettre truffée de fautes, ce n'est pas du français correct
Alice : Ce ne sont pas des FOTES, ce sont des erreurs
Bob : Tu fais de la sémantique là
Alice : Oui et je tiens à la distinction. Ce sont des erreurs qui peuvent s'expliquer par plein de facteurs. La personne est dyslexique, ou étrangère, ou en plein stress, ou est allé trop vite. Quand on nous a matraqué à coup de stylo rouge à l'école, on nous a fait comprendre qu'il fallait corriger le tir sous peine de devenir des ploucs, des gens pas éduqués, des arabes du 9-3. Il y a presque une dimension morale à faire des FOTES ainsi contre la dignitié de la langue.
Bob : Tu préfères faire des erreurs ?
Alice : Oui parce que faire des erreurs fait partie de l'apprentissage. Je me souviens très bien en cours d'allemand, j'avais mémorisé 5-6 phrases que j'étais sure de pouvoir réciter sans FOTE, et donc m'exprimer sans être interrompue par le prof. L'inconvénient bien sûr, c'est que je n'apprenais jamais rien de nouveau.
Bob : Maintenant que tu me le dis, je pense que c'est ce qui me bloque pour apprendre l'anglais. J'ai peur d'être ridicule à faire des erreurs de bases.
Alice : Oui, c'est ce que j'appelle le traumatisme du collège. L'idée fausse qu'il faudrait d'abord "étudier" la langue pour, le jour où on est prêt, commencer à la parler sans faire de FOTE. Alors que la seule manière de parler une langue étrangère sans trop d'erreurs, c'est de parler le plus tôt et le plus souvent possible, et donc faire énormément d'erreurs.
Bob : Maintenant que tu me le dis, ça me parait évident. Mais comment alors expliquer que nous soyons aussi à cran sur les questions de langue en France ?
Alice : Tu vois le rôle que joue l'accent en Angleterre ? Si tu as l'accent de la BBC, tu fais partie de l'élite. Si tu as un accent écossais ou de la banlieue de Londres, tu passes pour un plouc.
Bob : Oui je me suis rendu compte de cela dans mon voyage en Angleterre.
Alice : Et bien culturellement, l'ortografe joue le même rôle en France. Pas étonnant qu'on ait peur de faire des fotes, on risque de vite passer pour un plouc.
Bob : C'est fou. Et ça vient d'où ça ?
Alice : Oh, de très loin ! Tu sais ce qu'écrivait l'académie française quand elle se préparait à publier son tout premier dictionnaire au 17ème siècle ?
Bob : Aucune idée
Alice : je te préviens, c'est légèrement sexiste et classiste.
« L'orthographe servira à distinguer les gens de lettres d'avec les ignorants et les simples femmes »
Voir aussi :
06 74 00 92 82: c’est évident que ça se dit zéro six - septante-quatre - zéro zéro - nonante-deux - huitante-deux. Pourquoi, vous le dites comment ?